Le jeune Lucas plissait les yeux, tentant difficilement d'observer les quelques chevaux qu'il avait pour habitude de monter à la ferme. Il s'agissait de la ferme de son père ; il l'aidait à l'entretenir et s'occupait de toutes les tâches comme un employé. Il l'avait toujours connue : il y avait grandi, il s'y était épanoui, et sa vie là-bas était loin d'être terminée. Elle s'y terminerait de toute façon ; c'était l'idée qu'il se faisait de sa vie à l'âge de douze ans. Sa mère y était décédée quelques années auparavant, alors qu'il n'avait que six ans. Il n'en gardait pas un souvenir précis, il ne voyait son visage que dans les quelques photos disposées dans de vieux cadres poussiéreux qui trônaient sur quelques meubles miteux. Il ne savait pas exactement ce qui avait causé sa mort : une maladie quelconque, suffisamment féroce pour terrasser cette grande dame aux airs souvent masculins mais au regard rieur, qui offrait chaque jour à ses enfants – puisqu'elle avait aussi une fille, dont Lucas était de cinq ans l'aîné – un amour incommensurable, qui rarement se trouvait exprimé par les mots. Ses parents avaient toujours été quelque peu bourrus, ils n'avaient pas pu profiter d'une éducation très poussée, mais cela ne les avait jamais empêchés d'être des parents aimants, toujours à l'écoute de leurs enfants, leurs si précieux enfants. Jusqu'à la mort tragique de sa mère, Emma. En plus de la peine et de la souffrance que son père Alexander a dû endurer, le travail à la ferme a pris une telle ampleur qu'il s'est peu à peu éloigné de ses enfants ; laissant Lucas s'occuper de Mia, sa petite sœur, et laissant de côté petit à petit toutes les attentions qu'un père doit apporter à ses enfants. Lucas ne lui en a jamais tenu rigueur ; il devint à la place adulte un peu trop tôt.


Le bruit des sabots sur le sol retentissait tandis que Lucas fronçait les sourcils : il pouvait apercevoir sa sœur au loin sur la jument qu'elle avait nommée Lily. Elle avait alors dix ans ; Lucas quinze. C'était une petite fille très renfermée, elle parlait peu, et la seule personne qui pouvait entendre - occasionnellement -  cette voix fluette était son grand frère. Il était intimement persuadé que cela était lié à la mort de sa mère, qu'elle n'avait pour ainsi dire jamais connue. Ajoutons à cela le fait qu'ils vivaient reclus ; elle n'avait pas la possibilité de se faire des amis ou de dire ce qu'une petite fille de dix ans a sur le cœur. Lucas s'était quant à lui accommodé de cette situation, plutôt par obligation, mais il s'interdisait d'y penser : il s'interdisait de penser à une autre vie, celle que tous les adolescents de son âge avaient.

« Mia, arrête toi ! »
Elle ne se retourna même pas vers son frère qui l'appelait à pleins poumons. Elle était dans sa bulle et ne faisait pas attention à ce qui l'entourait. Si on père ne voulait pas l'admettre, Lucas savait qu'elle avait des problèmes, même s'il ne savait pas mettre de mots dessus.

Il la rattrapa et contraignit sa jument à s'arrêter, quand Mia se mit à entrer dans une colère noire. Descendant brutalement de sa monture, elle planta son regard dans celui inquiet de son frère et des cris stridents sortirent de sa bouche. Il tenta de la calmer, entourant ses bras autour des frêles épaules de la petite fille qui se débattait, le poussant de toutes ses forces, le griffant avec haine, le mordant même... Jusqu'à ce que le temps fasse les choses et qu'elle redevienne l'enfant muette qu'elle était quelques minutes auparavant, esquivant le regard de son frère qui la gardait dans ses bras. Ses yeux s'étaient remplis de larmes et des questions résonnaient dans sa tête ; mais que pouvait-il faire pour une enfant perdue, lui, du haut de ses quinze ans... ?


Deux années s'étaient écoulées et l'état de sa petite sœur avait empiré : elle s'enfermait non seulement dans un mutisme profond, mais des colères semblables à celle du jour de cette balade à cheval se multipliaient ; elle se mettait également à commettre des actes dont elle ne semblait pas se souvenir par la suite... C'est du moins ce que Lucas soupçonnait, puisqu'elle ne lui disait rien. Il décida donc un jour de l'emmener chez le médecin ; simplement leur médecin généraliste, plus communément « médecin de famille » : c'était en fait l'homme qui avait vu quelques fois Emma, leur mère, avant sa mort.

A la suite de cette unique consultation, il sortit quelques mots dans sa barbe avec un air dubitatif « Autisme... Schizophrénie... ». Lucas avait vaguement entendu parler des deux, mais il n'y connaissait strictement rien. Le médecin n'avait quant à lui pas l'air très renseigné non plus, mais il continua de la voir parfois. Cela rassurait quelque peu Lucas, qui avait commencé à s'intéresser de plus près aux symptômes de sa sœur. Dans la ville la plus proche, Rockhampton, il acheta et emprunta des livres ; se renseigna du mieux sur tous les troubles psychiatriques existants, passa de nombreuses heures cloîtré dans sa chambre, espérant trouver une solution pour sa sœur. Il s'attacha peu à peu à l'idée de devenir lui-même médecin, psychiatre même, pensant qu'il pourrait l'aider, la sauver. Mais lui-même n'allait déjà plus en cours à seize ans, son père ne pouvait pas lui payer d'études plus poussées. Alors il continua simplement la lecture d'ouvrages spécialisés, apprenant certes beaucoup de choses, mais les gardant pour lui, ne pouvant les partager avec un père qui refusait de voir la réalité.

Gardant secrètement l'idée de pouvoir un jour réaliser ce rêve, il apprit l'existence de la clinique Waters à Rockhampton quelques années plus tard. Il se renseigna, la visita. Et décida finalement d'y faire interner sa sœur, sûr qu'alors la vie lui sourirait – du moins plus qu'à la ferme avec son père. C'est également avec regret, mais surtout beaucoup de culpabilité, qu'il quitta à son tour la ferme, obtenant – grâce aux connaissances acquises au fil des années – un poste d'aide soignant en psychiatrie dans la clinique Waters. Son choix avait été motivé par deux éléments : d'une part il ne souhaitait pas abandonner Mia, et il avait d'autre part développé beaucoup d'intérêt pour les études en psychiatrie. Travailler à la clinique devint ainsi pour lui une façon de réaliser partiellement son rêve.

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