That's the thing about pain, it demands to be felt
Si Thais ouvrait l’album photo de sa vie, elle ne voudrait probablement pas regarder la moitié des clichés qui y ont été placés au fil des années. Il y a trop de mauvais moments, de souvenirs affreux qu’elle voudrait éradiquer de sa mémoire, pour s’y pencher trop longtemps. Elle effleurerait doucement du bout des doigts la texture des images, pousserait un petit soupir et s’obligerait, dans un moment de courage, à toutes les regarder, une par une. Oh, il y en a finalement peu, ce ne sont ici que les moments les plus importants, les tranches de vie clés de son existence, celles qu’elle a réellement retenues. Celles dont elle ne pourra jamais se débarrasser, quoi qu’elle y fasse.
La première photo la représente assise dans une chambre sombre, les larmes perlant à ses yeux, le regard rivé à la fenêtre. Il fait nuit déjà, et son père vient juste de quitter sa chambre. Thais Vivian Coolidge, née le 8 février 1986, est une jolie petite fille brune, dont le visage est expressif, la bouche toujours relevée en un sourire qui semble naturel. Sauf que quand cette photo a été prise, la petite venait tout juste d’être violée pour la première fois, par son propre géniteur, et elle ne sait même plus comment elle s’appelle. Son corps entier lui fait mal, ses membres sont lourds, comme ankylosés. Elle a envie de vomir, mais elle ne veut pas que ses parents l’entendent. Alors, elle s’allonge sur son lit, les yeux brouillés par les pleurs qu’elle menace de verser. Thais a huit ans, mais elle a déjà dit au revoir à l’innocence qui caractérise habituellement l’enfance. Les nuits qui suivront seront identiques à celle-ci, marquée par le même acte immonde, toujours par la même personne. Il lui faudra des années entières pour que quelqu’un ouvre enfin les yeux sur ce qu’elle subit. Avec le temps, la petite fille, transformée en adolescente, se met à rêver du jour où elle partira enfin.
Sur la photo suivante, Thais a treize ans. Elle arrive au collège, comme tous les matins, les yeux cernés, le sourire invisible sur son visage. Elle traîne les pieds, sa nuit a été aussi affreuse qu’à l’accoutumée et sous le porche, l’une des surveillantes fronce les sourcils. Elle a remarqué cette adolescente triste comme les pierres, tellement angoissée que sa nervosité en devient contagieuse. La jeune femme ne réfléchit pas, elle marche jusqu’à Thais et la prend doucement par le bras. « Suis-moi, Thais, s’il te plaît. Il faut que tu parles à quelqu’un, tu ne peux pas rester comme ça… »
Sentant enfin le soulagement arriver, la jeune fille hoche doucement la tête et elles rejoignent l’infirmière. L’adolescente est mal à l’aise, elle ne veut pas donner de noms, elle a peur pour son père, pourtant son tortionnaire depuis six ans. Elle raconte tout, le regard rivé à ses pieds, les yeux brillants des larmes qu’elle ne veut pas pleurer. Face à elles, l’infirmière et sa sauveuse, la surveillante, sont tout bonnement horrifiées.
Les jours suivants s’enchaînent rapidement, à la vitesse de l’éclair. Thais est conduite dans un foyer, ses parents sont interrogés, son père avoue tout et sa mère fond en larmes, comme si cela suffisait. La jeune fille ne veut plus jamais les revoir, ni l’un ni l’autre. Elle n’aura pas la force d’affronter William, son père, alors qu’il l’a traitée de cette façon pendant toutes ces années. Elle demande un changement de nom de famille, et prend celui de sa mère, parce qu’elle ne veut plus jamais être reliée à celui qui lui a donné la vie.
La troisième photo montre Thais à peine deux mois plus tard. Elle a à peine quatorze ans, elle se tient le ventre, alors qu’elle relève ses cheveux en une queue de cheval. Elle est pâle, diaphane même, elle tremble au-dessus de la cuvette des toilettes. Elle vient de rendre son petit déjeuner pour la quatrième fois dans la même semaine, et l’infirmière du foyer fronce les sourcils. Elle connaît l’histoire de cette jeune fille, elle sait qu’elle a été violée par son père…Elle a peur de devoir lui annoncer qu’elle est enceinte.
Les tests révèlent un début de grossesse et Thais est anéantie. Elle fond en larmes, la panique et le dégoût simultanés lui remontent dans la gorge et elle rend une nouvelle fois tout ce qu’elle a mangé.
Peut-être existe-t-il une divinité quelconque, parce qu’à peine quelques semaines plus tard, elle perd le bébé. Le soulagement est intense. Thais n’a jamais été du genre très croyante, mais elle est persuadée que si Dieu est réel, il ne voulait lui-même pas de ce bébé conçu dans l’horreur et les sanglots.
La quatrième photo est prise des années plus tard. Thais a seize ans, elle a repris du poids et un sourire réussit de temps à temps à s’installer sur ses lèvres, encore tremblantes parfois. Elle est fragile, comme si son corps lui-même avait du mal à reprendre de la force. Elle a seize ans, et elle a déjà vécu tellement de choses…Mais cette jeune fille qui arrive au foyer est comme un rayon de soleil. Elle a perdu ses deux parents dans un accident d’avion tragique, alors qu’ils étaient partis en vacances à Honolulu, et Anna est farouche à l’approche, au départ. Elle pleure la majeure partie de ses journées, la peine trop récente, la douleur encore trop vive. Mais avec les mois, Thais réussit à franchir les barrières qui entourent la jeune femme et bientôt, elles sont aussi proches que si elles s’étaient toujours connues. Vous savez , ce genre de duo d’amies qu’on pourrait prendre pour un couple tellement elles sont proches ? Thais et Anna sont comme ça. Des sœurs siamoises, des jumelles de cœur. A la vie, à la mort.
La cinquième photo représente Thais assise en tailleur sur un fauteuil, de nouveau en proie au doute. Récemment, sa tête fourmille de questions dont elle a peur de connaître la source. Son dégoût envers son père s’est étendu au reste des hommes sur cette Terre, et Anna est devenue tellement proche d’elle que ses sentiments ont récemment beaucoup changé. Elles sont à la veille de quitter le foyer, un peu d’argent en poche, pour tout plaquer, décamper de cette Angleterre pluvieuse d’où elles sont toutes les deux originaires ; et rejoindre l’Australie ensoleillée. Elles ont trouvé du travail, Anna en tant qu’assistante dans un musée, Thais en tant que serveuse dans un Starbucks. Elle va aussi donner des cours de chant, sa voix étant de très loin son meilleur atout. Elle ne se trouve pas jolie, ses cheveux sont d’un brun trop ordinaire, ses yeux sont « marron cochon » et son visage, bien que fin, ne dégage rien de particulier, de son point de vue. Et pourtant…Anna lui embrasse la tempe souvent, le soir, lorsqu’elles dorment ensemble, elle lui serre la main, ne dit rien mais ses yeux parlent pour elle.
Il leur est arrivé de déraper. La chambre qu’elles partagent toutes les deux les a entendu doucement gémir de plaisir lorsqu’elles se sentaient trop seules et que leur corps ne suffisait plus à les combler. Elles n’en ont jamais parlé, mais ces étreintes ont semé le doute dans la tête de Thais. Et si elle était amoureuse d’Anna… ?
La sixième et dernière photo représente Thais, prostrée devant le cercueil de sa meilleure amie. Après une soirée trop arrosée, elles ont pris la voiture. Ce qui devait arriver arriva…Un camion les a percutées de plein fouet, Anna est morte sur le coup. C’était Thais qui conduisait.
Elle a passé trois mois dans le coma, et en se réveillant la douleur qui l’a prise en apprenant la nouvelle lui a coupé le souffle. Elle a eu besoin qu’on lui fasse une piqûre pour qu’elle se calme, et elle a été acceptée à l’hôpital Waters immédiatement après sa sortie du coma.
Quelques mois se sont écoulés, au rythme des séances quotidiennes avec un psychologue, un psychiatre…Des journées trop longues à son goût. Alors elle a demandé à sortir, à reprendre peu à peu le cours de sa vie. Elle n’est plus internée là-bas, mais la présence du bâtiment, rassurante et solide, lui amène un peu de baume au cœur les jours où rien ne va…Les jours où l’absence d’Anna pèse trop lourd sur son cœur.