C'était un soir de semaine comme beaucoup d'autres. Les touristes se faisaient plus rares, mais les habitants du coin toujours en vacances venaient voir les derniers films sortis, si bien que l'affluence ne baissait finalement pas tant que ça. Et les weekend étaient bien remplis. Pryam oscillait entre le guichet pour les entrées, et la caisse avec les sucreries, boissons et pop-corn. Depuis quelques temps cependant, il avait plus de mal à faire correctement son travail, à rester concentrer. Il se trompait régulièrement dans ses comptes, quand il devait rendre la monnaie, ou même dans les commandes, en oubliant ou en rajoutant. Il avait déjà eu plusieurs avertissements de la part de son patron. Une première fois parce qu'il était arrivé bourré au cinéma. Une autre fois parce qu'il avait envoyé chier un client mécontent, et qu'il s'était montré un peu trop virulent. Enfin, la dernière fois, il avait encaissé un gros billet sans le vérifier, et manque de pot, c'était un faux. Bref. Il savait qu'il était sur la sellette et que le moindre faux pas pouvait lui faire perdre son travail.

Son patron était au courant de ses problèmes d'alcool et avait toujours était conciliant, mais il y avait des limites et Pryam le savait. Il n'y mettait pas de la mauvaise volonté, c'est juste que c'était trop difficile d'être loin de Charlotte, de voire sa soeur galérer, et d'avoir l'impression de toucher le fond.

Il était en train de servir un couple d'ado, leur remplissant un paquet de pop-corn, et sortant les boissons du réfrigérateur, quand Pryam aperçu un visage familier parmi la foule. Son visage s'éclaira d'un sourire franc et amical. Il fit signe à Thanatos, le saluant de la main, et continua de servir les autres clients en attendant que ce soit le tour de son ami.

-Salut vieux ! Lui lança-t-il en lui serrant la main par-dessus le comptoir. Alors quoi de neuf ? Pas trop dur la coloc avec ma soeur ? Ça fait un bail que je t'ai pas vu ici. Tout va bien ?

Le générique de fin commence à retentir dans la salle, et j'étire paresseusement mes membres engourdis par ces deux heures passées assis sans bouger. J'observe les gens quitter la salle par petits groupes, certains discutent avec animation du film qui vient juste de se finir, d'autres sortent en silence, les yeux rivés sur leurs chaussures et l'air préoccupé. Je finis par me lever à mon tour et me dirige vers la sortie, les mains dans les poches. Je pousse un long soupir. J'ai l'impression que mon après-midi est passée comme un éclair, et je n'ai pas la moindre envie de rentrer chez moi et d'y retrouver mes livres et mes carnets de notes pour une énième soirée de révisions. Mais heureusement, ce n'est pas pour tout de suite, je sais que Pryam doit se trouver quelque part dans les parages, et je ne raterai certainement pas une occasion d'aller discuter avec lui. D'ailleurs, en parlant de lui, je l'aperçois enfin derrière le comptoir où il s'affaire à servir boissons et pop-corn aux clients qui font la queue. On dirait qu'il m'a repérer aussi, car je le vois esquisser un grand sourire et m'adresser un signe de la main. Je souris à mon tour et m'approche du comptoir, un peu à l'écart pour ne pas gêner les gens qui attendent. Il me tend la main pour me saluer, et je la serre avec plaisir. J'ai l'impression que ça fait des siècles que je ne l'ai pas vu, pourtant il ne s'agit que de deux semaines... « Salut vieux ! Alors quoi de neuf ? Pas trop dur la coloc avec ma sœur ? Ça fait un bail que je t'ai pas vu ici. Tout va bien ? » Sa remarque concernant Chloe m'arrache un éclat de rire. « Oh t'inquiète pas, j'ai connu bien pire que ta sœur, crois-moi... J'irais pas dire qu'elle est facile à vivre, mais à côté des types de l'armée, c'est une vraie crème. » Mes yeux se perdent un instant dans le vague à la mention de mon passé. Passé que je donnerais cher pour pouvoir oublier, et pourtant je ne peux m'empêcher d'y faire encore référence. Je secoue la tête pour  chasser les souvenirs qui remontent, et finis par esquisser un sourire. « Ouais, je sais... Si ça ne tenait qu'à moi je viendrais plus souvent, mais en ce moment je dois réviser mes cours, et je n'ai pas l'occasion de sortir autant que je le voudrais... » Dis-je avec une moue dépitée. « Et toi, ça va ? » je scrute le visage de Pryam. Malgré le sourire éclatant qu'il arbore, je sens qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Je ne saurais dire quels problèmes peuvent bien le tracasser, mais de toute évidence, il n'a pas l'esprit tranquille. « T'as l'air... préoccupé. »  

« Ça va. Enfin, ça va aller. T'en fais pas. C'est juste... Il y a cette fille, tu vois. Et, je ne sais pas quoi faire... Enfin, je sais que le fait que je boive ça la gave, mais tu me connais, j'aime bien un petit verre de temps en temps... mais en même temps, je veux pas qu'elle me fuit comme un pestiféré. » Je scrute le visage de mon ami avec attention. Cette fille... Quelle fille ? Houla, j'ai comme l'impression d'avoir raté beaucoup de choses, en deux semaines... Je hausse un sourcil, l'air dubitatif, à la mention du mot "pestiféré". Je ne sais trop que dire. Je dois bien avouer que je n'y connais strictement rien en filles, et plus généralement en relations amoureuses. Je pourrais compter les miennes sur les doigts d'une demi-main, à la limite. Ce serait malavisé de ma part de vouloir donner le moindre conseil là-dessus.  Je me demande depuis combien de temps il la connaît, ça ne doit pas faire bien longtemps puisqu'il ne l'a jamais mentionnée devant moi avant. « C'est un drôle de concept, de fuir les gens avant d'avoir appris à vraiment les connaître... » Murmuré-je d'une voix pensive, plus pour moi que pour Pryam. Je me suis toujours demandé ce qu'il y a de si important dans les apparences, pour que les gens y attachent tant d'importance et aillent parfois jusqu'à dénigrer tout le reste. C'est vrai, on dit que la première impression est la plus importante, mais ça ne veut pas dire que c'est tout ce qui compte, n'est-ce pas ? Pryam a peut-être des problèmes avec l'alcool, mais il a aussi des circonstances atténuantes, et ça me ferait mal que quelqu'un s'aventure à le réduire au rang de simple alcoolique.
Je le regarde égrener sa rengaine habituelle aux clients qui se succèdent devant le comptoir. Toujours les mêmes phrases, toujours les mêmes gestes... Comment fait-il pour tenir la cadence, pour ne pas tout foutre en l'air et partir en courant ? C'est exactement ce que je ferais. Plus je le regarde, et plus je réalise que ce n'est vraiment pas le boulot rêvé, de devoir rester planté là, à servir des idiots qui viennent chercher leur pot de gras et de cholestérol pour aller s’empiffrer devant un écran... Sa voix me tire soudain de mes réflexions. « J'ai bientôt fini mon service, tu veux attendre un petit quart d'heure ? On pourra aller boire un verre après si tu veux ?  » Je le dévisage avec surprise, et mes lèvres s'étirent aussitôt en un sourire guilleret. Jamais je n'aurais osé le lui proposer moi-même, j'ai tellement peur à chaque fois que ce genre de proposition soit mal interprétée... Il a vraiment l'air d'en avoir gros sur le cœur et d'avoir besoin de parler, et rien ne me ferait plus plaisir que de sortir un peu et de profiter de sa compagnie. « Avec plaisir ! » Dis-je sur un ton enjoué, avant de m'accouder au comptoir en attendant qu'il puisse enfin se libérer. Fort heureusement le temps file vite, et en moins de temps qu'il ne m'en faut pour le réaliser, Pryam quitte enfin son poste et nous nous dirigeons vers la sortie. Je le regarde du coin de l’œil, tandis que nous marchons d'un pas lent dans la rue, et j'essaye d'imaginer ce qui a bien pu se passer avec cette fille pour qu'il soit dans cet état. À défaut d'être apte à prodiguer des conseils, j'espère au moins réussir à être une oreille attentive...

« Il y a un bar pas très loin. Mais si tu veux aller ailleurs, je te suis. Ça m'est égal.  » Je regarde Pryam du coin de l’œil. Je commence à me demander si c'est vraiment une idée judicieuse d'aller dans un bar, le connaissant. Pas que je ne lui fasse pas confiance, mais disons que j'ai un peu peur pour lui. J'ai peur qu'il replonge, qu'il se fasse encore du mal, qu'il souffre, et qu'il ait des problèmes. Il ne mérite pas tout ça, le pauvre... « À vrai dire, je ne vais pas souvent dans des bars, et je crois bien que... Je n'en connais aucun. » Dis-je d'une voix feutrée. Quand j'y pense, c'est vrai qu'avec ma phobie de la foule je ne sors pas beaucoup, je ne connais pas des masses de monde à Rockhampton et je préfère le goût plus délicat du thé à celui de l'alcool, malgré les préjugés qu'ont les gens sur moi lorsqu'ils apprennent que je suis russe. Mon ami semble perdu dans ses pensées. Il reprend soudain la parole. « Je connais Charlotte depuis environ quatre ans. Peut-être plus, je ne sais plus. Je perds le compte des années à force. Enfin bref. On s'est rencontré quand j'étais en cure et j'ai... j'ai tout de suite craqué pour elle. Elle est belle, intelligente, drôle. Je n'ai jamais pu la considérer comme une fille ordinaire. Tu sais, le genre de rencontre qu'on fait un soir, qu'on ramène chez soi et qu'on oublie le lendemain. Non. Charlotte c'est... c'est Charlotte. Elle me fait rire. Elle me fait me sentir... meilleur. Vivant.  » Charlotte, c'est donc son nom... Je m'étais trompé, ils se connaissent depuis longtemps, finalement. Je suppose que Pryam n'est juste pas le genre à étaler ses sentiments ni à parler de ses relations, du moins jusqu'à ce soir. Qu'est-ce qui a bien pu le pousser à me faire davantage confiance, ça je n'en sais rien, mais ça me fait plaisir.  Je l'observe sans un mot. Un large sourire illumine son visage, et il lève les yeux vers le ciel d'un air rêveur. Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour. À l'entendre il s'agit de la femme parfaite. Il a l'air de vraiment l'aimer, je trouve ça mignon. « Je suis désolé. Dit-il soudain. Je t'embête avec mes problèmes. Tu as sûrement pas envie d'entendre ça. C'est juste... c'est juste que, j'ai parfois cette désagréable impression d'être si proche de Charlotte et si éloigné en même temps. C'est comme si... j'avais peur de la perdre. Une peur panique, tu vois. Comme si... si elle me repoussait encore une fois... je m'en remettrais pas... » Je secoue la tête pour démentir ses propos. « Non, ça ne me dérange pas, pas du tout même. Tu sais que je serai toujours là pour t'écouter lorsque tu as besoin de parler. Et puis... Je comprends ce que tu ressens. » Ce sentiment d'inquiétude, cette peur constante de perdre la personne que l'on aime, ou tout simplement qu'un jour elle se désintéresse de nous, je ne connais ça que trop bien. Il a soudain l'air très triste, et je viens poser une main amicale sur son épaule. « Allez, fais pas cette tête. Entre nous, t'es un mec adorable,  y a aucune raison qu'elle te repousse. »

J'esquisse un sourire ravi quand je réalise que Pryam a l'air d'avoir changé d'avis quant au bar, et qu'il prend une autre direction. Si j'arrive à le dissuader de toucher à de l'alcool ne serait-ce qu'une fois, j'aurais au moins fait quelque chose de bien dans ma vie. En plus, je n'ose même pas imaginer ce que Chloe me ferait si elle apprenait que je l'avais laissé boire sans réagir. Mais fort heureusement, nous nous dirigeons désormais vers un salon de thé, où je suis déjà allé plusieurs fois auparavant, et Pryam a l'air d'avoir quelque peu retrouvé le sourire, ça me rassure. « Après toi, cher ami. » Dit-il en me tenant la porte. Je lui adresse un signe de tête pour le remercier, et nous allons nous asseoir à une table vide, près de la fenêtre. Je me perds un instant dans la lecture du menu posé sur la table, et il en fait de même. « Elle m'a déjà repoussé, une fois. » Je lève les yeux vers lui et hausse un sourcil, l'air interrogateur. « Elle ne m'a plus adressé la parole pendant environ six mois. Et puis un jour, elle m'a appelé. Elle voulait qu'on se parle. Elle m'a expliqué ce que mon problème d'alcool représentait pour elle. J'ai mieux compris depuis. Mais ce qu'elle ne sait pas... ce que peu de gens savent c'est que pendant ce temps, pendant ces six mois... j'étais bourré du matin au soir et du soir au matin, sans dessoûler ou presque. J'ai failli perdre mon travail. Je me prenais la tête avec ma sœur et je ne voyais plus personne.  » Mon expression se décompose au fur et à mesure que je l'écoute me raconter tout ce qui lui est arrivé. Si je pouvais, je crois que je me serais levé et que je serais allé lui faire un câlin. Mais bon, en plein milieu d'un restaurant... Et puis j'aurais trop peur que ce soit mal interprété.
J'ouvre la bouche pour répondre, mais je suis coupé net dans mon élan par la serveuse qui vient pour prendre nos commandes. Je souris à Pryam lorsque je l'entends demander un simple café. Une bonne chose de faite. Pour ma part, je choisis un thé russe impérial, je suis assez curieux de voir comment ils le font ici. Une fois que la serveuse s'est enfin éloignée, Pryam reprend la parole. « Charlotte n'a jamais su que... que je ne parviens pas à ne pas boire quand elle n'est pas là... Mais elle ne sait pas non plus que quand elle est là, je ne pense pas du tout à l'alcool. Elle est... je ne sais pas, elle est comme... comme un remède à mon mal. Elle est ma force. Ou quelque chose comme ça... » Je ne souris plus du tout à présent, je sens ma gorge se nouer. Je ne comprendrai jamais pourquoi les mauvaises choses arrivent toujours à ceux qui n'ont rien fait pour les mériter. Le sort a une manière bien cruelle de s'acharner sur les quelques rares personnes que j'apprécie, c'en est presque effrayant. « Je.. je suis désolé d'apprendre tout ça. Vraiment. Mais... Et Charlotte ? Elle le sait, tout ça ? Peut-être que ça changerait quelque chose pour elle aussi, de savoir à quel point tu as besoin d'elle. » Je regarde la serveuse revenir, deux tasse à la main, le visage figé dans une expression grave. Pryam lève alors sa tasse avec un sourire. « A la tienne, mon ami, mon oreille attentive. Merci d'avoir accepté de m'accompagner sur ce coup-là.  » Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour, avant de lever la mienne. « C'est toujours un plaisir ! » Dis-je en portant ma tasse à mes lèvres. « Mmh... Presque aussi bon que celui de chez moi. »
Au bout de quelques minutes, je remarque qu'il me fixe avec curiosité. « Bon, assez parlé de moi et de mes problèmes. Je veux en savoir plus sur le mystérieux Thanatos ! Parle-moi de toi. Tes études, ça marche ? Et côté cœur, du nouveau ? » Je manque de m'étrangler avec mon thé. Je ne m'attendais pas du tout à ce revirement de situation. Je n'aime pas parler de moi... Je suis celui qui écoute, celui qui console, celui qui essaye d'aider comme il peut. Mais pas l'inverse. Je suis très pudique sur tout ce qui concerne ma vie privée, mon passé ou ma maladie. Peut-être parce que la plupart des gens sont bourrés de préjugés et ont rarement de bonnes intentions, et que ce n'est tout simplement pas dans ma nature. Mais là, c'est différent, c'est Pryam... Il s'est ouvert à moi, il m'a fait confiance, il n'y a pas de raison que je n'en fasse pas autant, je lui dois bien ça. « Eh bien... Mes études ça peut aller. Même si ce n'est pas toujours évident, et que je suis un peu flemmard aussi, je dois bien l'avouer... Mais bon, je fais quelque chose que j'aime, donc forcément ça aide. » Je tripote nerveusement ma tasse, n'osant pas lever les yeux vers mon interlocuteur. C'est stupide, je sais, mais parler de moi m'a toujours mis un peu mal à l'aise. La fin de sa phrase me laisse totalement perplexe. « C-côté cœur ?... Euh. Je.. Je sais pas... Y a bien quelqu'un, mais... » Rouge comme une écrevisse, je n'arrive même pas à terminer ma phrase et m'empresse d'avaler une gorgée de thé pour masquer mon embarras.